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Abdennour Nouiri

Mer tristesse

Mer tristesse à qui l’on confie toutes ses angoisses, mer traîtresse qui vous angoisse et accroît votre tristesse, mer dont on ne peut se passer, car elle seule sait lire dans les cœurs, car elle seule sait entraîner les esprits au loin et apaiser les flots tumultueux qui tourmentent l’âme du pauvre pêcheur.

Devant l’immensité de la mer, tout homme devient poète, face à l’écume bouillonnante qui se meurt, les poètes redeviennent hommes.

Qui dira que la mer est plus belle que cruelle, mais qui n’osera jamais affirmer le contraire ?

La mer sanglote, la mer murmure, la mer gronde, mais toujours le chant de la mer, à nul autre pareil, appelle tout l’être à la nostalgie, à l’abandon de soi, au renoncement, à la communion avec l’irréel des profondeurs.


Quand il avait du vague à l’âme, P’ti Moh avait pris l’habitude de venir se recueillir au bord de la grande bleue. Il y retrouvait ses compagnons d’infortune, tous navigateurs solitaires, ballottés par les vents et échoués là, misérablement. Il se laissait alors bercer par cette enchanteresse qui, dans son indicible langage marin, savait si bien conter la féerie du grand large.


Hamidou « El Haouet »[1] était l’un des habitués de la crique. Son visage buriné par le soleil, le vent et l’eau était tellement ridé qu’on l’aurait cru beaucoup plus vieux qu’il ne l’était en réalité. Cette impression était accentuée par ses cheveux mi-longs d’une blancheur inhabituelle. Sa grosse moustache poivre et sel lui cachait la bouche et seuls des yeux d’un bleu marin venaient démentir l’impression première : l’homme ne pouvait avoir l'âge qu’on lui soupçonnait. Une casquette de marin sur la tête, une boucle à une oreille, une branche de fliou[2], à l’autre et une cigarette, toujours éteinte, pendant à ses lèvres, finissaient par donner de lui l’image d’un être à part.

P’ti Moh aimait à l’écouter.


— Oh, mon Dieu, qu’ont-ils fait d’El Bahdja, la belle, la charmeuse, ne cessait de répéter le pêcheur en pensant à son Alger la Blanche, défigurée par les assauts du temps, mais aussi par l’incurie des hommes.


Souvent, il chantait quelque mélopée, et, alors, les yeux accrochés aux étoiles, P’ti Moh perdait la notion du temps et voguait dans l’espace, au gré d’une imagination fertile, stimulée par les effluves d’un vin qui ne reniait point ses origines. Le jeune homme en oubliait la misère ambiante, et ces jeunes qui n’avaient plus que le désir de fuir ce pays attendant ce « babor Australia »[3] qui les emmènerait vers la terre promise.


Lorsque la fraîcheur le ramenait à la dure réalité, il prenait congé de Hamidou et, d’un pas lourd, il se traînait vers la ville et ses souffrances.


Abdennour Nouiri

Extrait du roman "Mériem ou la déchirure", paru dans Algérie Littérature/Action, n° 31-32, Paris, Marsa

 

[1] Le pêcheur

[2] Menthe sauvage

[3]Bateau pour l’Australie, leitmotiv des harragas.


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