Je n'avais pas fermé l'œil à cause de cette dent. Bien malgré moi et malgré les antidouleurs que j'avais ingurgités, j'avais passé toute la nuit à apprécier le cheminement de la douleur de la racine de mes dents jusqu'à mon cerveau.
Contactée à la première heure, ma dentiste a bien voulu me prendre entre deux rendez-vous. Il faut dire qu'elle suit de près la dentition d'une bonne partie de la famille. Nous allions fréquemment la voir car nous n'avons pas de bonnes dents ou plutôt nous n’en avions pas pris soin convenablement.
« Trop de caramels Caprice et trop de limonade Hammoud Boualem » comme aimait à me le rappeler un ami évoquant notre enfance algéroise.
Ma famille et moi avons quitté Alger pour Marseille vers la fin des années quatre-vingt-dix. Nous avons laissé une partie de nos vies derrière nous mais nous avons retrouvé la mer bleue azure et le soleil commun aux deux villes. Lors de notre installation nous avons dû tout recommencer. J’avais vite compris que les choses les plus simples; telles qu’avoir son médecin ou bien son boulanger étaient importantes et représentaient la réussite dans ce nouveau départ.
J’avais aussi saisi l’importance de rester discret. Nous avions subi des remarques de certaines personnes que nous avions fréquentées à notre arrivée. Étonnamment c’était le fait d’immigrés qui comme nous avaient dû quitter leur pays et tout recommencer.
Le fil de mes pensées m’amena sans m’en rendre compte jusqu’à la porte du cabinet de notre dentiste de famille.
Je m'attendais à voir la secrétaire ouvrir la porte mais une fois n'est pas coutume c'était le docteur elle-même qui m'accueillit avec un large sourire.
Alors que je ne me faisais pas trop d'illusion sur le moment pénible que je m’apprêtais à passer, la vue de son regard apaisé me rassura. Elle m'invita à me diriger vers le fauteuil et à m’y installer.
Je me retrouvais rapidement avec un bavoir autour du cou, mes yeux clignaient à cause de la lumière aveuglante braquée sur moi et ma bouche était déjà grande ouverte en attendant le verdict.
Je lui désignais l'endroit de la douleur, elle fronça les sourcils et hocha la tête.
-Ah, vous avez une belle carie! ne vous inquiétez pas, un petit coup de roulette et ça ira.
Elle se munit de ses outils de torture, la douleur se fit plus intense au seul son de la roulette.
-Comment va votre maman? Cela fait quelques temps que je ne l'ai pas vu.
Elle souleva son instrument pour me laisser répondre.
-Elle se porte bien, merci. Elle a un peu voyagé. Répondis-je rapidement.
J'étais résolu à ne faire que des réponses courtes. Constatant que je n'avais plus rien à dire, elle se remit à sa besogne.
-Ah, si vous saviez ce qui m'est arrivée...Mon assistante, vous vous rappelez d’elle ? Elle est en arrêt maladie depuis quelques temps et voilà que maintenant son mari qui est aussi le concierge de l'immeuble attaque la copropriété en justice et demande 30 000€ pour je ne sais quel motif! Une personne que j’ai aidée notamment à faire ses papiers. Tout allait bien pour eux me semble-t-il et du jour au lendemain ils ont comme « pété les plombs »!
À ces mots, elle appuya plus fort sur ma dent, ce qui me fit sursauter de douleur.
-Oh pardon! Cette histoire me met hors de moi! Restez la bouche bien ouverte je vais nettoyer tout ça.
Elle n’attendit pas ma réponse et continua :
- Ils sont d'origine algérienne, vous savez j'aurais dû m'en méfier. Et vous qu'en pensez-vous ? fallait-il faire confiance à ces gens-là?
Ce que j'en pensais? J’étais finalement heureux de ne pas avoir précisé que ma mère était allée voir le reste de la famille à Alger.
Elle stoppa le fonctionnement de la roulette pour me laisser répondre.
Une certaine lassitude m’envahit. Devais-je, comme souvent, justifier les fais et les gestes des algériens du monde entier? Chacun était responsable de ses actes tout de même.
Finalement, en voyant le bout de l'instrument tendu au-dessus de mon œil, je décidais de rester vague.
-Vous savez… C'est comme partout; il y a du bon et du moins bon chez l’être humain..
Je réussis à déglutir et je rouvris la bouche en grand avant que le son de la roulette ne reprenne.
- Vous en connaissez des algériens? Allez, rincez-vous encore la carie est profonde.
Je portais le petit gobelet lentement vers ma bouche pour pouvoir cette fois-ci réfléchir à la réponse que j'allais lui donner. Pourquoi ne pas lui dire la vérité pourquoi avoir honte de mes origines? Au contraire elle pourrait par la suite avoir une autre opinion. Mais j’étais fatigué, je voulais en finir. Et puis comment allait-elle réagir? Était-il nécessaire de la contrarier précisément à ce moment ? Je pris le parti d’abonder dans son sens.
-Madame il ne faut jamais leur faire confiance c'est la réputation qu'ils ont et cela pour certainement de bonnes raisons. Un algérien reste et restera un algérien !
-Oui c’est bien malheureux mais c’est comme ça! Cela me servira de leçon. Allez courage encore un dernier passage et ça sera terminé.
Le bruit de la roulette cessa. C'était fini.
Installée derrière son bureau, elle encaissa le chèque que je lui remettais. J'espérais qu'elle n'allait pas faire attention au prénom qui y était inscrit. Elle me sourit et demanda :
- Vous me disiez que votre maman voyageait? Où cela?
- À Marrakech, répondis-je, sans trop réfléchir.
- Ah merveilleux!
Gêné et honteux, je la saluais et je sortis presque en courant. Je devais maintenant trouver un autre dentiste pour la famille.
Rym K.
Née en 1975, l'auteure a poursuivi ses études à l'USTHB de Beb Ezzouar. Rym K. travaille actuellement dans le domaine culturel.